
Cet été j’ai relu Oedipe Roi et Oedipe à Colone de Sophocle. Ce fut un moment extraordinaire qui s’articulait concrètement à ma vie, à des questions qui m’habitent plus particulièrement ces temps-ci.
Ma motivation de lire un texte à voix haute
Avant que le pièce ne soit écrite il y a 2500 ans, le mythe a circulé dans l’Attique, colporté par des rhapsodes. Dans Ion, Platon fait parler ainsi un rhapsode :
« De la scène où je suis, je regarde mon public : il faut que leurs pleurs, leurs regards étonnés, leur terreur même répondent à mes paroles. »
Dans le silence de ma lecture de 2021, beaucoup d’affects ont été mobilisés, le texte ancien s’actualisait, m’ouvrait des perspectives. J’ai envie aujourd’hui de le lire à voix haute, de tenter d’élargir à d’autres l’effet d’actualisation qui a marqué ma redécouverte solitaire.
Cette qualité de lien au texte que j'entreprends de porter à la voix haute est fondamentale pour moi. Si je n'ai pas choisi le texte, mon premier travail sera d'écouter comment il résonne en moi, comment il "s'accroche" à ma vie, à son présent, à ses mémoires, à ses questionnements. Lire et relire. Ecouter. Ecrire ce qui me vient. En parler à d'autres. Ecouter encore. Commencer parfois à le travailler. Attendre que quelque chose se noue, prenne corps. Sentir à un moment que c'est là, que le texte a pris place.
Il s'agit d'un socle à partir duquel grandit mon désir de dire. Ouvrir à d'autres une expérience personnelle, tenter dans la présence de les concerner, permettre que vive l'espace entre moi, passeur du texte et eux, plutôt immobiles et silencieux.
Car la qualité, l'intensité d'un moment de lecture à voix haute a lieu dans cet entre-deux, dans la vibration qui soudain vient l'habiter et agit tant sur le lecteur que sur l'auditeur. Les mots du texte, déposés sur les pages, témoins de la création de l'auteur, sont passés par là à nouveau, bien réels, plus réels que les choses. Comme ils étaient passés par l'auteur alors qu'il croyait en être le géniteur, bien plus grands que lui.
Ces moments de grâce tendent mes efforts de lecteur.
Si ils demeurent au fond d’une extrème fragilité en ce qu’ils touchent à l’impossible, à l’insaisissable, il n’en est pas moins vrai qu’il est possible de se préparer à leur surgissement, de créer en soi comme dans le contact avec l’espace et les auditeurs rassemblés, dans les circonstances mêmes du moment de lecture, un milieu propice. Et ce travail peut s’appuyer sur des outils concrets qui sont ceux, revisités, de la pratique théâtrale. Il s’agit donc de s’exercer pour asseoir peu à peu en soi ces outils, développer ainsi une confiance qui permettra aux futurs moments de lecture d’être plus vivants, plus présents et, un jour qui sait, la grâce s’invitera-t-elle ?
Le parcours avec un texte
Dans mon parcours avec un texte j’aime travailler alternativement à partir de l’écriture (son genre, son style, ses thèmes, sa musicalité…) et de l’imaginaire éveillé par le texte. Il s’agit progressivement de tisser un espace de jeu entre moi et le texte.
L’improvisation permet de déployer l’imaginaire éveillé par le texte en le rapportant à soi-même, en le laissant nous faire parler ou écrire.
Ecouter les affects: sentiments, émotions ainsi libérés.
Laisser aller son audace, sa fantaisie.
Le travail à partir du texte
Le travail à partir du texte permet au contraire de revenir à la contrainte, de l’explorer le plus finement possible pour y trouver peu à peu sa liberté.
J’emprunterai une image pour rendre compte de ce va-et-vient. L’entrée du texteconstituerait une ossature. Celle de l’imaginaire, une musculature. Et de l’intrication des deux se constituerait peu à peu une peau. L’espace de jeu entre moi et le texte a alors pris corps. Il est dans l’entre-deux, relie et sépare à la fois.
C’est cet espace de jeu que j’espère ouvrir au cercle des auditeurs dans le « toucher du présent »,
encore une image pour évoquer la qualité de présence propice à la rencontre.
Construire ce qui motive la parole
Tout ce travail préparatoire est mené en n’oubliant jamais qu’il s’agit de construire ce qui motive la parole.
L’espace de jeu est d’emblée orienté vers une adresse.
Comment peu à peu construire ce qui me permettra, au moment de la lecture, de sentir une poussée du dire, et non d’égréner les mots, les phrases les uns à la suite des autres. Cela passe par toute une architecture constituée de séquences que je traverserai au fil de la lecture en visant toujours plus loin que les mots prononcés sur le moment, vers les bascules, les transitions. Il s’agit ainsi de chercher en apparence à se tenir à l’endroit où s’invente la parole, d’en éprouver une sensation. Et ceci même après avoir lu et relu le texte, de nombreuses fois lors de la phase préparatoire.
J’espère de ce compagnonnage suffisamment d’assurance pour me risquer, au moment de la lecture, dans un dire qui s’invente sur le moment, portant dans sa qualité l’esprit d’improvisation (et les mots prononcés seront bien pourtant ceux de l’auteur).
C’est à cette condition que le texte sera vraiment respiré et que le silence prendra sa juste place.
Ce silence dont on espère qu’il résonnera de la « voix muette qui parle en se taisant » qu’évoque magnifiquement l’écrivain norvégien Jon Fosse.
« Très tôt j’ai remarqué dans la littérature cette voix qui était là mais qui, paradoxalement, ne disait rien ellemême. Ce qui est étrange, c’est que, de la bonne littérature écrite, montait une voix qui n’était pas orale, qui ne disait rien de précis, qui était là, seulement, comme quelque chose que l’on pouvait entendre, comme une parole sans paroles qui venait de loin. Et alors ce qui m’a frappé, c’est que cette voix était précisément liée à l’écriture. Et c’est pourquoi je l’appelle la voix de l’écriture.
Pour moi, l’art fut donc lié à cette voix presque inhumaine dans sa parole modeste. Et ce qui est paradoxal et étrange, c’est que cette voix est là, et qu’elle ne dit rien. C’est une voix muette. Une voix qui parle en se taisant. Il s’agit d’une voix qui, en quelque sorte, vient de tout ce qui n’est pas dit. C’est une voix qui vient du silence et qui devient audible par moments à travers ce que disent les autres, le narrateur et les personnages d’un roman, par exemple, ou les personnages d’une pièce de théâtre. »
Jon Fosse, 1995, traduit par Terje Sinding